A table.

Publié le par Spacky

La soirée va bientôt commencer. Je donne un dernier coup de rasoir à mon visage. Mon costume et prêt, je choisis un parfum gourmand, aux notes d’épices et de fruit pourri. La plus belle cravate de soirée est de mise. Cette soirée je l’ai attendue avec un désir d’enfant aux vitrines de Noël. De ma petite vie au quotidien de vexations et autres contrariétés, de ceux qui prennent soin de me faire ressentir leur animosité, je veux ce soir me guérir. Je connais une excellente pharmacie, qui reçoit jusqu’à tard le soir, et qui se fiche joyeusement de toute ordonnance. Je rejoins la meuh-meuh mobile, une 205 XO qui a déjà payé cher ma jeunesse, autant qu’elle me fait payer son âge. Au son des orchestres de jazz qui reposent sur la bande magnétique qui tente de survivre dans le lecteur aussi fiable que le reste du véhicule, je rejoins la belle s’un soir, l’amie Normande qui me fait conserver le goût de l’humanité à un moment de ma vie qui ne brillera pas dans mes souvenirs. Ce soir nous allons dîner dans un restaurant gastronomique. Au bord de la mer, surplombant les plages historiques, dans un décor de confort et de sensualité classique, la table des connaisseurs de vingt ans nous attends. Nichée dans un endroit calme d’où toute la salle nous est offerte, notre cache ne nous privera d’aucun des délices dont nous ne pourrons expérimenter la saveur de nos propres bouches. Mon pays nous rejoint à table sous la forme d’un Grand Cru Kirchberg, je pourrai bientôt l’arpenter, ce Kirchberg. Saignés à blanc pour cette expérience, nous serons avares de la moindre miette de plaisir.

 

 

 

 

L’assiette de fruits de mer nous emmène hors du port et nous entamons cette croisière de plaisir habillé par une promenade dans les flots riches et grouillants. La langue s’amuse dans ces sensations fraîches et contrastées, et semble comme courir sur la plage aux parfums d’embruns, assaillie par les vagues glacées du Riesling. Humides et essoufflés par cette course, nous nous réfugions à présent en notre Château Normand, où dans la chaleur de l’âtre, nous retrouvons la douceur de la crème grasse qui coule dans les cuisines d’ici-bas comme de l’eau aux robinets, ainsi que la tendresse du veau puissant et ingénu. La sauce claire coule dans nos gorges comme le ferait la liqueur tirée avec amour d’un fût privé, jalousement abrité dans l’intimité du foyer. De temps en temps, blessé par nos baisers ardents, le veau semble saigner son Saumur Champigny. Nous échangeons alors le regard des complices cannibales qui se surprennent mutuellement au jeu des plaisirs coupables. Ne laissant aucune trace de nos crimes, tout le corps du Christ disparaît, imprégné des moiteurs tièdes de l’assiette. Un nouveau prophète nous est alors livré tandis que le trésor du Duc s’offre à nos appétits aguerris par le plaisir. Les fromages de Normandie sont un point d’orgue de la douceur et du goût. Le colonel nous fait un effeuillage aguichant de ses cinq galons rouges, attendant de connaître le sort de ses camarades. La pâte crémeuse, que le camembert mis tant de tant à se fabriquer, s’écrase voluptueusement sur nos palais. L’émotion partagée de ses bacchanales civilisées nous fait percevoir la haute marée qui se retient à la hauteur de nos paupières. Pour éviter l’essoufflement, nous prenons tout le temps que nous demande notre gourmandise. Les couverts vont et viennent, de nos bouches à la table, dans un mouvement d’une infinie retenue, comme pour prolonger le plaisir. Plaisir, plaisir, et plaisir encore. Une courte pause pour décider le grand saut, le grand final. Nous voulons aller jusqu’au bout ensemble. Hélons le Chef de Rang. Qu’il nous serve les crêpes flambées. Le guéridon prend place auprès de notre banquet. Les gestes souples et précis de notre complice discret font danser les flammes et amusent notre fantaisie. Le sucre, toute son énergie folle, les fruits colorés, et les brumes de l’alcool dessinent les contours d’un bouquet final festif. Un concert de murmures d’extase contenus s’évade de nos bonnes manières feintes. Les pieds se tordent, les mains s’étalent sur la nappe, la folie guette au coin de l’oeil.

 

 

 

 

Café et cigarette, comme toujours après cela, viennent recouvrir d’une amertume d’adultes satisfaits les derniers spasmes que trahissent nos corps. Tous les muscles se relâchent dans une abondance de paix et de fatigue bienheureuse. Bientôt le navire nous débarque où nous l’avions abordé. Le voyage reste gravé dans ma chair et son seul souvenir, parfois, me permet de retrouver en solitaire les plaisirs d’un soir. C’est ainsi que le dîner qui s’achève ne cesse de se rejouer.

 

 

 

 

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J
C'est magnifique Cedrico, vraiment..d'une sensualité à tomber
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